mardi 25 novembre 2008

Interlude

La narratrice tient à donner quelques précisions afin que le lecteur ne soit pas abusé par des préjugés malvenus :


« Je ne fais pas partie de la vieille école. Enseignant dans des sections « difficiles », je n’ai jamais tenu à ce que mes cours se déroulent dans le silence absolu, ni à ce que les élèves aient peur de moi. Je suis utopiste mais pas naïve. Je voulais simplement le respect et l’échange. D’ailleurs, avec toutes les classes que j’ai eues jusqu’à présent, le rapport était agréable. Il y avait, nécessairement, quelques mises au point ; il y avait, évidemment, des cours plus fatigants que d’autres. Mais toujours subsistait une harmonie fragile, un rapport humain. Il fallait toujours faire au minimum un quart d’heure de discipline sur une heure de cours. Néanmoins, tout se passait bien. Les élèves apprenaient forcément quelque chose et il en allait de même pour moi.

Je précise également que je ne fais pas dans ce texte la critique des classes difficiles. Si critique il y a, il s’agit plutôt de celle de la société et, à la rigueur, du système éducatif. Des élèves en grosse difficulté sociale se sont souvent montrés plus agréables que d’autres qui, n’ayant aucune « difficulté sociale », se révélaient insupportables simplement par nature, simplement en étant des enfants rois déconnectés du réel.

Je n’écris pas ces quelques lignes pour me dédouaner de mon geste, ni pour le justifier d’ailleurs. Je souhaite seulement éviter la confusion chez le lecteur ; je ne veux pas qu’il pense : « Ah ben celle là, si elle ne sait pas tenir une classe, elle n’a qu’à pas faire prof ! », « Encore une dépressive qui s’est trompé de métier ! » ou encore : « La démocratisation de l’école a entraîné sa chute ; fermons les sections difficiles et revenons à l’ancien temps ! ». Non, cela je ne veux pas l’entendre dans vos têtes !

Je n’ai pas de solution à proposer. Je reconnais la difficulté de la tâche. « Ma » solution a été le Beretta et elle n’est pas bonne, voilà tout. »

mercredi 5 novembre 2008

cinquième chapitre

Aujourd’hui : étude du calligramme, écrire un poème qui prend une forme de dessin. Il y a dans ce principe un coté ludique qui n’a rien pour leur déplaire. Pendant une bonne vingtaine de minutes (durée exceptionnelle de leur attention) chacun s’applique à dessiner une forme qu’ils vont mettre en poème. Juste quelques murmures pas trop dérangeants.

Je les regarde, tous appliqués, j’en viendrais presque à me trouver stupide d’avoir le flingue dans le sac.

Heureusement au bout d’une demi-heure ils me rappellent à l’ordre. Un joyeux bordel s’installe dans la classe, sans qu’on sache vraiment d’où il vient. J’étais trop perdue dans la contemplation de leur calme inhabituel ! D’un coup tout le monde s’est mis à jacasser, j’ai l’impression d’être dans un mauvais rêve.

Je gueule et menace d’en coller quelques uns : rien n’y fait. Trente trois énergumènes se déchaînent devant moi, j’en ressens une impuissance absolue. Quand je parviens à en faire taire une paire, ce sont d’autres élèves qui rient de plus belle. Je sens la boule prête à exploser, et les larmes me montent aux yeux.

L’exercice était ludique, certes. Trop.

Je crie une nouvelle fois, je menace, je fais la méchante. Ca les fait rire.

OK les gars, vous l’aurez bien cherché.

Je refoule mes larmes.

Je leur tourne le dos pour aller vers mon bureau. Une feuille roulée en boule m’atteint l’épaule. De toute façon j’étais déjà lancée.

Je ne me retourne même pas, je vais vers mon sac, j’y glisse la main pour en tirer mon salut. Le contact froid du Beretta me rassure instantanément.

Je sors la bête. Et là, quel bonheur…

Un silence total, juste précédé d’un petit cri de surprise poussé par Jennifer.

Un silence que je n’ai jamais réussi à obtenir depuis le début de ce putain de remplacement.

Un silence à la fois divin et diabolique, presque inhumain.

Même quand je dégaine une arme il faut que Maxime ouvre sa grande bouche (après, néanmoins, un court instant de stupéfaction).

- Putain c’est un Beretta 9mm !!!

- Bravo Maxime, pour une fois ta remarque est judicieuse !

Et je tire une balle au plafond pour le féliciter. Les filles poussent des petits cris de bêtes.

- Je ne vous ferai pas de mal. Je veux juste que, pour une fois, vous preniez tous le cours comme il faut. Vous allez tout d’abord noter la définition exacte du calligramme. Ensuite vous prendrez quelques notes sur la vie d’Apollinaire, l’inventeur et le spécialiste de cette forme.

Tel un troupeau obéissant, chacun prend son cahier sans broncher et commence à écrire gentiment ce que je dicte.

Je jubile.

Quoiqu’il arrive par la suite, je ne regretterai rien, surtout pas ce calme absolu qui règne et qui me rappelle, pour une fois, que j’ai choisi ce métier parce que je l’aime (et non par désoeuvrement ou par un goût prononcé pour les vacances).